G. Bernasconi u.a. (Hrsg.): Material Histories of Time

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Titel
Material Histories of Time. Objects and Practices, 14th –19 th Centuries


Erschienen
Berlin 2020: de Gruyter
Anzahl Seiten
226 S.
von
Pierre-Yves Donzé, Graduate School of Economics / Hakubi Center, Kyoto University

Le décloisonnement des disciplines académiques et l’interdisciplinarité sont souvent des idéaux de la politique universitaire qui ne voient que rarement une concrétisation dans la réalité de la recherche. L’ouvrage publié sous la direction de Gianenrico Bernasconi et de Susanne Thürigen a précisément pour objectif de démontrer, par l’exemple, les apports d’un dialogue entre une histoire classique des techniques et une histoire sociale et culturelle des objets. L’horlogerie et les instruments de mesure du temps offrent l’occasion de ce dialogue. L’objectif du livre est d’historiciser l’émergence de la conscience du temps du point de vue de la relation objets-pratiques. Il démontre parfaitement les apports d’une histoire sociale et culturelle des techniques allant au-delà d’une approche classique sur les qualités intrinsèques des objets. Cet ouvrage collectif contribue donc à inscrire l’histoire de l’horlogerie dans le cadre historiographique développé depuis les années 1990 par les grandes revues académiques d’histoire des technologies (Technology and Culture et History and Technology). Il est issu d’un colloque international organisé à La Chaux-de-Fonds en novembre 2017.

La publication d’actes de colloque représente généralement l’aboutissement d’un travail d’équipe et le reflet d’échanges intellectuels. Toutefois, ce type d’ouvrage présente souvent une grande faiblesse en termes de cohérence académique. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles leur lectorat est souvent limité à quelques spécialistes. Un pro fond travail d’édition est nécessaire pour donner un sens commun à un série d’articles écrits selon des approches particulières et dont les auteurs ne suivent pas toujours le cadre général fixé par les organisateurs du colloque. Seule la définition d’une question de recherche précise permet à un ensemble de chercheurs issus d’horizons divers d’entreprendre un réel dialogue et de présenter les apports d’une démarche transdisciplinaire. Il convient donc de souligner que Material Histories of Time n’a malheureusement pas su éviter les écueils traditionnels des actes de colloque. L’ouvrage comprend une courte introduction et quatorze chapitres. Ces derniers ne sont toutefois pas réunis en parties thématiques, si bien qu’il est difficile d’offrir un discours d’ensemble cohérent et convaincant sur la relation objets-pratiques dans l’histoire de la mesure du temps. L’absence de problématique clairement identifiée et de conclusion d’ensemble limite la portée de cet ouvrage et sa contribution historiographique. Par ailleurs, l’ajout de notices biographiques des auteurs qui proviennent apparemment d’horizons académiques et professionnels fort variés aurait permis au lecteur de mieux comprendre leurs approches et leurs discours.

L’ouvrage comprend de fait des articles qui auraient pu être réunis en trois grandes parties. Premièrement, une série d’études porte sur la représentation du temps vue à travers des objets particuliers (fontaine d’orfèvrerie du XIV e siècle, Phillipe Cordez; horloges astronomiques monumentales des XVI e et XVII e siècles, Günther Oestmann et Victor Pérez-Alvarez; tableaux de maîtres du XVIII e siècle, Gerhard Dohrn-van Rossum). Il s’agit souvent de contributions assez descriptives, dans une approche classique d’histoire de l’art, qui consistent en la présentation minutieuse d’objets particuliers. Cette série d’articles démontre que les horloges ne sont pas de simples instruments de mesure du temps mais des expressions de la manière dont les hommes conçoivent la nature du cosmos à des époques spécifiques.

Deuxièmement, les travaux sur les usages sociaux des montres et des horloges forment le cœur de l’ouvrage. Plusieurs chapitres explorent la diffusion des montres à Paris au XVIII e siècle (Marie-Agnès Dequidt), la transformation de la conscience du temps à Londres aux XVIII e et XIX e siècles (Gerrit Verhoeven), l’usage des garde-temps par les voyageurs qui parcourent l’Europe au XVIIIe et XIX e siècles (Grégoire Besson), le contrôle du temps dans les écoles (Fabio Pruneri), les cuisines (Gianenrico Bernasconi) et le laboratoire expérimental du chimiste Lavoisier (Marco Storni). Au-delà de leur grande variété, ces divers cas d’étude soulignent que les fonctions des montres et des horloges ne se limitent pas une simple mesure du temps. À titre d’exemple, Bernasconi démontre avec brio que la diffusion des garde-temps dans les cuisines de l’Ancien Régime débouche sur une «standardisation des savoirs» (p. 184), avant de conclure: «La maîtrise de la transformation des aliments à travers la mesure des durées apparaît ainsi comme une rationalisation des processus associés à une économie de la matière.» (p. 186).

Enfin, troisièmement, quelques articles non-problématisés et largement descriptifs portent sur des objets eux-mêmes: la montre et l’odomètre (Nicolas Verdier), la montre de voyage (Catherine Herr-Laporte), les montres cassées (Alexis McCrossen) et les fausses horloges de Forêt-Noire (Johannes Graf). Il faut bien avouer que le lecteur reste dubitatif face à la contribution académique de tels chapitres.

Bien que l’ouvrage manque d’une vision d’ensemble cohérente et d’une présentation claire des résultats obtenus, il convient pour terminer de souligner sa principale contribution historiographique, qui est particulièrement importante et qui aurait mérité une meilleure mise en valeur. Plusieurs auteurs remettent en effet en question l’idée selon laquelle la diffusion des montres et des horloges au cours du XVIII e siècle s’accompagne d’une nouvelle gestion du temps et de nouveaux usages sociaux – la formation du monde moderne chère à David Landes. Jusqu’à présent, les historiens expliquaient que la croissance du nombre de garde-temps dans un milieu donné avait directement contribué à la transformation des usages sociaux. Or, Verhoeven démontre parfaitement que les nouvelles technologies horlogères de la fin du XVIII e siècle ont un faible impact sur la mesure quotidienne du temps, au contraire de ce qu’avaient précédemment affirmé des historiens comme Thompson et Landes (p. 114). Dequidt affirme, quant à elle, que les montres et les pendules du XVIII e siècle sont appréciées «pour leur valeur et la qualité de leur décoration» (p. 101). Pour Herr-Laporte, enfin, la diffusion de montres de voyage répond certes à un besoin de suivre des horaires de plus en plus déterminés, mais elle exprime également une envie de distinction sociale: «Ce sont non seulement des objets utiles, mais aussi des objets luxueux, qui s’inscrivent dans des logiques d’ostentation [...].» (p. 144).

L’objet en soi ne conduit donc pas automatiquement au changement social. Ainsi, l’analyse de la relation objet-pratique telle que proposée par Bernasconi et Thürigen permet non seulement d’offrir un regard nouveau sur l’usage social du temps, mais aussi – et surtout – de démontrer que les raisonnements fondés sur une mauvaise connaissance des objets mènent à certaines interprétations inexactes. Un véritable travail d’édition avec, par exemple, la rédaction d’une conclusion et une sélection plus rigoureuse des articles publiés, aurait permis de mieux mettre en évidence les apports incontestables de cette recherche commune, sa contribution à la connaissance historique et son impact sur le débat historiographique.

Zitierweise:
Donzé, Pierre-Yves: Rezension zu: Bernasconi, Gianenrico; Thürigen, Susanne (dir.): Material Histories of Time. Objects and Practices, 14th –19 th Centuries, Berlin 2020. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 72 (2), 2022, S. 280-282. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00108>.